Didier MERLE, docteur en paléontologie et maître de conférences au département d’histoire de la terre du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de PARIS, évoque les richesses fossilifères exceptionnelles du domaine de GRIGNON, menacé de vente par l’Etat. Une vente qui remet en cause la pérennité de ce patrimoine inestimable pour les générations futures.
L’intégrité du domaine de Grignon est menacée par sa vente par l’Etat qui remet en cause la pérennité de ce patrimoine inestimable pour les générations futures. Cette vente pourrait se faire à une société privée et parmi les acheteurs potentiels annoncés, le club de football du Paris-« Saint-Germain » (PSG) a manifesté son intérêt. Le domaine de Grignon transformé en stades de football et en équipements sportifs avec toutes les infrastructures nécessaires ne manquerait pas de perdre son caractère séculier ! Et quid du patrimoine naturel, qu’il s’agisse de géodiversité ou de biodiversité ? Car c’est bien là qu’est la question et le problème que pose cette vente, que ce soit au PSG ou à un autre acheteur d’ailleurs.
La question est particulièrement criante avec le site paléontologique de Grignon, car elle souligne la vulnérabilité du patrimoine géologique en général qui, jusqu’à très récemment, ne bénéficiait pas d’instrument de protection spécifique rapide, comme c’est le cas pour la biodiversité avec les arrêtés de protection de biotope (APB). La vulnérabilité du patrimoine géologique est encore plus grande en contexte urbain et péri-urbain (où la pression foncière est particulièrement forte !), caractéristique de l’Île-de-France. Ainsi, le site de Grignon, si exceptionnel soit-il, est gravement menacé de disparition ou d’amputation nuisant à sa pleine lecture. Ira-t-il rejoindre la cohorte des autres sites paléontologiques de la région parisienne disparus sous des immeubles, des supermarchés, transformés en parking, en décharge ou en d’autres réceptacles ? Il est encore trop tôt pour le dire. Nous en sommes à l’instant où l’on doit prendre son bâton de pèlerin pour défendre notre patrimoine et essayer d’écrire l’histoire dans le bon sens. C’est l’essence même de cet article. C’est pourquoi nous nous attacherons à faire connaître le gisement, dire pourquoi il est exceptionnel, montrer qu’une activité scientifique s’y maintient toujours, en bref montrer qu’avec lui la science paléontologique continue à vivre. Ensuite, nous ferons le point sur les actions passées et en cours en faveur de sa protection. Le cas de Grignon pourrait ainsi devenir un cas d’école pour notre expérience en matière de protection du patrimoine géologique en contexte péri-urbain, là où il est difficile de rêver à l’implantation de Geoparks. Si l’histoire se termine mal et que le site disparaît, il faudra en tirer toutes les conséquences pour l’avenir et si au contraire, elle se termine bien, c’est ce que l’on souhaite ardemment, elle pourrait servir de modèle pour la protection d’autres sites, peut-être moins prestigieux, mais tout aussi prometteurs en matière scientifique.
Géologie : une coupe complète du Lutétien dans la région stratotypique
Le site de Grignon se situe dans l’étage Lutétien [47,8 – 41,2 millions d’années], un étage du début de l’ère Cénozoïque, défini par Albert de Lapparent en 1883. Les différents affleurements qu’on y observe permettent de reconstituer une coupe complète du Lutétien Moyen et Supérieur, avec de surcroît des faunes en excellent état de préservation. Ce contexte est devenu extrêmement rare en région parisienne, la région stratotypique du Lutétien (qui tire son nom de Lutèce, l’ancien nom de Paris), c’est-à-dire la référence internationale de l’échelle des temps géologiques pour cet étage, d’où la responsabilité de notre pays devant la communauté scientifique internationale.
Au sein du bassin de Paris, la mer lutétienne formait un golfe communiquant avec l’Atlantique par la Manche et a déposé des sédiments peu profonds. Le contexte climatique était celui d’une mer chaude et les organismes qu’on y trouve ont un cachet tropical bien affirmé. Les environs de Grignon ont été le siège de dépôts allant du début du Lutétien Moyen jusqu’au Lutétien Supérieur. On peut ainsi observer l’arrivée de la mer, sa transgression sur des couches plus anciennes (la Craie et l’Argile sparnacienne), son installation avec différents faciès du Calcaire grossier moyen et son retrait pendant lequel se déposent des sédiments lagunaires et lacustres (le Banc Vert, puis les Marnes et Caillasses).
Sur le flanc sud du domaine de Grignon, les niveaux du Calcaire grossier moyen sont bien exposés dans une ancienne carrière appelée la Falunière. C’est le point fossilifère le plus emblématique de Grignon mais d’autres points fossilifères sont connus. Les Galeries (Fig. 1 carte localisation domaine) traversent plusieurs niveaux du Lutétien Moyen, équivalents à ceux de la Falunière, ainsi que des niveaux inférieurs qui n’y sont pas visibles actuellement. Le Calcaire à Orbitolites, faciès du Calcaire grossier moyen s’observe aussi au Manège (Fig. 1) et dans le Chemin forestier (Fig. 1). Sur le flanc nord du domaine, la base du Calcaire grossier moyen, qui est très peu visible dans la région, s’observe à la côte aux Buis (Fig. 1). C’est un niveau historique contenant une riche faune (Abrard 1925). Sus-jacent, s’observent aussi des niveaux plus récents du Calcaire grossier moyen.
Les niveaux supérieurs du Lutétien (Bancs Vert et Marnes et Caillasses) affleurent bien dans l’avenue de la Maugère. Dans les chablis longeant l’avenue, on peut reconnaître des coquilles laguno-marines comme Serratocerithium denticulatum (Lamarck, 1804) et Ampullina parisiensis (d’Orbigny, 1850) caractéristiques du Banc Vert. Le Banc Vert est surmonté vers le haut par les Marnes et Caillasses contenant Potamides lapidorum (Lamarck, 1804). On retrouve aussi l’association malacologique du Banc Vert dans le Chemin forestier (Fig. 1).
Fig. 2 – Carte représentant les parcelles cadastrales sur fond topographique : a) La Falunière, b) le site du Manège, c) l’entrée des galeries souterraines, d) et e) avenue de la Maugère, f) et g) chemin forestier h) et i) la côte aux Buis. (Source IGN, GeoPortail).
La Falunière correspond à l’ancienne carrière mondialement connue des géologues et des paléontologues, puisqu’elle a fait l’objet de nombreuses excursions internationales et de recherches scientifiques depuis 200 ans. Son état actuel résulte de travaux successifs qui ont conditionné sa physionomie au cours du temps. Au début du siècle dernier, la carrière a fait l’objet d’assez grands travaux, mais par la suite elle a été remblayée par des déblais, notamment dans sa partie centrale. Dans les années 1970, un accident grave survenu en raison de sapes faites dans les niveaux riches en faune a stoppé l’exploitation paléontologique du site. Par la suite le club amateur des PTT de Grignon en a assuré l’entretien avec le soutien de l’INAPG. En 2006, le Muséum national d’Histoire naturelle a déclenché un programme de recherches sur le site : le Plan-Pluri-Formation intitulé Etat et Structure phylogénétique de la biodiversité actuelle et fossile. A cette occasion une partie du front de taille a été rafraîchie pour faire des prélèvements légers (micropaléontologie, géochimie), et une autre partie a été décapée pour faire des fouilles minutieuses selon des méthodes archéologiques. Nous reproduisons ici la coupe géologique la plus récente (d’après Sanders et al. 2015).
Fig. 2 – Visite de la Falunière de Grignon par les membres du 8ème Congrès International de Géologie en 1900 (D’après Meunier, 1912 pl. IX).
Fig. 3- Vue de la Falunière de Grignon en juin 2006 après les travaux de réhabilitation. Photo D. Merle.
Paléontologie : une préservation exceptionnelle des coquilles
A Grignon, l’état de conservation des fossiles et notamment des coquilles classe le gisement dans la catégorie des gisements à préservation exceptionnelle. La préservation de couleurs vieilles de 45 Ma (7 fois plus vieilles que nos plus lointains ancêtres australopithèques !) est un phénomène fréquent dans ce gisement, mais rare ailleurs. Ce phénomène associé à la richesse du gisement fait que Grignon revêt une importance fondamentale pour les études sur l’évolution de la couleur des mollusques au cours du temps. En effet il est possible d’étudier la diversité des motifs colorés au Lutétien (Fig. 4) en effectuant des comparaisons entre différentes espèces, mais aussi au sein d’une même espèce (variabilité intra-spécifique) car les spécimens peuvent être abondants. On peut même étudier la nature chimique des pigments qui composent les motifs.
Fig. 4 – Echantillon de coquilles de Grignon non triées photographié sous lumière UV. Ils montrent l’abondance des spécimens avec des motifs colorés résiduels préservés. Âge 45 millions d’années